Évolution du rôle de manager dans une perspective craft
– Chapitre 3.
L’objectif explicite de cette étude est de faire une première tentative de définition de ce que serait une « manager craft ». En posant la question telle quelle aux personnes interrogées, plusieurs interprétations ont émergé.
- Une manager qui promeut les techniques concrètes du « craft » dans son équipe.
- Une manager qui promeut l’état d’esprit général du « craft »
- Une manager qui transpose les techniques « craft » dans ses pratiques managériales
- Et enfin, une manager qui, comme on l’a vu dans la partie précédente, permet à l’équipe d’être autonome
Dans le détail, voici comment les personnes interrogées ont décrit ces quatre managers pouvant prétendre au titre de manager craft. Nous n’avons jamais cherché à compléter ces points de vue par notre propre analyse.
Promouvoir les techniques du « craft »
Dans cette première interprétation, les personnes interrogées proposent que la « manager craft » soit celle qui promeut, au sein de son équipe, les techniques spécifiques du développement craft.
Cela inclut les techniques de l’extreme programming comme le TDD, le pair-programming, le mob-programming, les temps de refactoring, la bonne revue de code, mais aussi d’autre pratiques comme celles évoquées dans clean code, expérimenter d’autre types de tests unitaire, le BDD… Même si cette vision du craft, limitée aux outils, peut être critiquée comme appliquer des techniques à la lettre sans forcément avoir l’état d’esprit, cela est déjà appréciable. Ces pratiques sont encore rejetées par certaines organisations, voire certaines développeuses, devant l’impression de coût ou d’inefficacité qu’elles peuvent donner au premier coup d’œil non averti.
Ensuite, appliquer ces pratiques sans expérience n’est pas évident, et une manager avertie pourra s’assurer d’un accompagnement technique correct, voire qu’on puisse même la consulter quand on a des problématiques craft. C’est une manager qui sait encadrer des crafters, mais sans trop interférer, ce qui n’est pas forcément facile… Cela nécessite souvent une grosse expertise sur ce qu’est la qualité logicielle et d’être bien versée dans ces techniques. Alors, parler la même langue et partager les mêmes intérêts sur ces sujets facilite l’application des pratiques craft autant qu’elle améliore le bien-être des crafters.
Enfin, elle sait répondre au mieux aux besoins permettant aux crafters d’impacter la qualité du logiciel. Outre donner les moyens à l’équipe, elle sait aussi porter le craft auprès de sa hiérarchie, sans forcément le clamer trop haut, en proposant par exemple de reformuler les deadlines en fonction des enjeux sous-jacents. Cela passe aussi par donner aux développeuses une vision sur les contraintes externes, du recul, pour que chacun puisse définir à chaque instant le bon équilibre entre produit et qualité.
Pour résumer cette définition, une manager craft sait ce qu’est le craft, elle y croit, et va monter une équipe dans cet esprit-là. Comme dit l’une des personnes interrogées, la manager craft, ce serait celle que l’on souhaite en tant que dev craft : elle connait l’aspect technique, elle écoute bien les recommandations techniques des équipes et elle sait les prendre en compte en regard des attentes métier. Inversement, il est contreproductif de mettre ce type de profil à la tête d’une équipe qui ne cherche qu’à « cracher de la feature », dans laquelle elle aura un impact faible, voire risque le burn-out.
Promouvoir l’état d’esprit « craft »
Dans cette deuxième interprétation, les personnes interrogées proposent que la « manager craft » promeuve plus les principes qui sous-tendent les pratiques craft que les pratiques elles-mêmes. Cela inclut notamment la culture du feedback et de l’amélioration continue, en valorisant les remises en cause, avec bienveillance. Elle essaye de mettre en place ce qu’il faut pour que chacun puisse s’améliorer, en promouvant la transparence, l’apprentissage, le partage, le fait de rendre les choses objectives. Elle accepte qu’on prenne le temps qu’il faut, on peut tout lui dire, elle s’assure qu’il n’y pas de filtre pendant la rétro. Elle promeut l’équité, la justice, le fait de ne pas blâmer. Et toujours, elle peut être capable de trancher suivant ces principes.
Elle pourra promouvoir la communication non violente et l’utiliser elle-même, de même qu’elle saura faire preuve d’humilité.
Elle a une vision interpersonnelle, systémique, pourra connaître Cynefin et d’autres théories de la complexité, agir suivant la loi de Conway. Elle est sensible au fait que la réalité est complexe, que chaque solution dépend du contexte.
Elle privilégie les visions long terme, en acceptant par exemple de payer de suite le coût de la maintenabilité, conscient des gains long terme.
Elle suit les valeurs de l’agilité en général, et a une approche « flow » de l’activité de son équipe. Elle comprend ainsi le métier concret de développeuses, et ce qui fait que le développement logiciel n’est pas comme une ligne de production. Plus généralement, elle cherche à inverser le rapport de force, en étant au service de l’équipe. Quelque chose qui aurait avoir avec le fait que le bon pouvoir est celui dont on ne se sert pas…
Elle cherchera à soigner le problème culture « us vs them » : « us » étant les dev, « them » le management (dans ce conflit, les développeuses se plaignent que le management ne leur donne pas les moyens d’atteindre les objectifs demandés, et les managers se plaignent que les développeuses ne leur permettent pas d’être rassurées sur le bon emploi des moyens offerts).
Enfin, elle cherche à inclure du craft dans le management produit, à articuler le « product management » avec la notion de PO craft. Cela peut commencer par accorder de l’importance aux PO, et faire en sorte que les devs respectent le travail du PO. Dans ce sens, la manager craft doit pouvoir pousser un « product management » compatible, coacher le PO dans ce sens, notamment autour de la pratique du découpage des demandes en plus petites partie livrable (« slicing »).
Transposer les techniques « craft » dans ses pratiques managériales
Dans cette troisième proposition, les personnes interrogées proposent qu’une « manager craft » cherche à transposer très précisément dans son management la manière dont une développeuse craft développe spécifiquement. Cela ne concerne pas le fait d’organiser une équipe suivant les valeurs du craft, comme vu dans la proposition précédente, mais à travailler spécifiquement sur son propre comportement individuel. Nous savons l’attention que le craft porte à l’action concrète de développer, que le craft impacte la façon même de poser les doigts sur le clavier, l’ordre précis dans lequel nous tapons nos fonctions. De même, une manager craft apporte, dans cette proposition, cette même attention à ses actions de management.
- Elle porte une attention de tous les instants à la qualité de ce qu’elle produit, que ce soient les indicateurs, les comptes-rendus, la définition des objectifs (« quality first »).
- Elle maitrise ses outils (« artisanat »).
- Elle porte une attention particulière au choix des mots qu’elle utilise (« nommage »).
- Elle prend des décisions qui sont réversibles à moindre coût, et retarde au maximum les décisions difficilement réversibles, quand elle aura le plus d’information disponible. (« Architecture émergente »).
- Elle essaye d’isoler les zones d’incertitude dans des sous organisations en limitant leur influence sur l’organisation principale, avec une influence explicite (« Mettre les trucs cracra derrière une interface », « anti-corruption layer »).
- Avant d’agir, elle prend soin de définir les objectifs de ces actions, et comment elle saura qu’elle les a atteints (« TDD »). Elle cherchera à les valider à chaque petite action (« baby step »).
- Quand de nouveaux faits surviennent, elle accepte de remettre en cause ses décisions en fonction de ceux-ci, et s’assure de prendre le temps de revoir avec attention comment est impactée l’organisation par ces remises en cause (« refactoring »).
- Elle pratique l’expérimentation managériale et crée des ponts grâce à ces expérimentations. (« POC »).
- Elle réfléchit plus en termes de valeur produite plutôt que d’artefact produit. Cela ne concerne pas seulement le développement, mais tout ce qui est produit par elle-même. Par exemple, elle considérera que ce n’est pas le nombre d’indicateurs remontés qui importe (« output »), mais de savoir s’ils sont lus, utilisés par sa hiérarchie (« outcome »), voire si les actions prises en conséquence par la hiérarchie lui permettent d’améliorer l’activité de l’équipe (« impact »).
- Elle va chercher l’information sur le terrain pour récupérer des retours de ses actions le plus rapidement possible (« réduire la boucle de feedback », « Gemba »).
- Si la valeur d’une manager est de résoudre des problèmes, elle cherchera à résoudre les problèmes les uns après les autres plutôt que de chercher à résoudre tous les problèmes d’un coup, par une grosse réorganisation par exemple (« small batches »).
Ceci est un premier aperçu, et nous avons hâte que d’autres crafters fassent l’exercice !
Construire une équipe autonome
Enfin, la quatrième interprétation d’une « manager craft », proposée par les personnes interrogées, rejoint la définition de bonne manager vue précédemment : la manager craft est celle qui permet à l’équipe d’être autonome.
Elle y arrive par sa propre expérience, son savoir-faire. Elle propose les meilleures alternatives dans le contexte donné, par exemple en sortant les personnes toxiques, avec le moins de « meurtre et de drame ». Elle sait qu’on ne peut pas satisfaire tout le monde, elle sait que les gens vont devoir changer. Mais elle connait des chemins possibles.
Ainsi, à chaque instant elle fait en sorte de s’adapter à la maturité de l’équipe, au cadre contraignant. Elle commence peut-être par gérer le chaos, puis quand ça va de mieux en mieux elle apporte de l’aide, et si tout va bien s’efface et attend qu’on l’appelle. À la fin l’équipe aura défini les interactions internes et externes.
C’est elle qui porte cet accompagnement en premier, mais cela nécessite d’avoir une vision très précise de la maturité de l’équipe.
- Introduction – Contexte
- Avant-Propos – Note sur les partis pris pendant la rédaction
- Chapitre 1 – Synthèse des fonctions et qualités d’une bonne manager
- Chapitre 2 – Premières limites : des responsabilités concentrées, mais un portrait incomplet
- Chapitre 3 – La Manager Craft
- Chapitre 4 – Et si le rôle de manager n’était plus nécessaire
- Chapitre 5 – Compléments théoriques
- Chapitre 6 – Analyse détaillée des témoignages concernant les fonctions d’une manager
- Chapitre 7 – Analyse détaillée des témoignages concernant les qualités attendues d’une bonne manager
- Conclusion – Qui veut être manager ?
- Annexes